Pourquoi sommes-nous si


Source de cet article: France Antilles Martinique

Un fait divers peut nous bouleverser plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Par contre, la perspective d’une catastrophe importante, comme celle d’un séisme majeur qui pourrait entraîner la mort de milliers de personnes en Martinique, nous indiffère presque. Comment notre comportement s’explique-t-il ? Que faut-il faire pour y pallier ? Voici les éclairages d’un expert mondial des crises et risques majeurs et d’un historien, spécialiste de notre rapport au temps. Instructifs !

Dossier réalisé par Cécile Everard

Patrick Lagadec, directeur de recherche à l’École polytechnique sur la question des crises et risques majeurs:

« Mettre les gens en position d’acteurs est la seule piste possible »

Patrick Lagadec : « Tout le monde doit se sentir concerné et personne ne venir faire de discours à d'autres personnes ».

Patrick Lagadec : « Tout le monde doit se sentir concerné et personne ne venir faire de discours à d’autres personnes ».

Pourquoi nous, citoyens, sommes aussi passifs face aux risques en général, et notamment face au risque sismique ? En Martinique, nous avons eu pourtant un avertissement fort le 29 novembre 2007, mais aussi à deux reprises cette année, le 18 février et le 15 septembre.

Ce comportement n’a rien de spécifique aux Antilles, c’est le monde entier qui se comporte comme cela. Nos cultures nous poussent à nous occuper du jardinet que nous entretenons tous les jours. Et nous repoussons à plus tard ce qui n’est pas de l’ordre du quotidien répété. C’est une habitude mentale ! Mais il y a aussi une sombre inquiétude derrière cette attitude : nous ne voulons pas trop nous intéresser à ces sujets qui sont angoissants. Bref, c’est l’affaire de l’État ! Nous pensons que le jour où il se passera quelque chose, les pompiers seront présents. Et du coup, nous revenons à notre jardinet habituel.

Habitude mentale certes, mais, au Japon, par exemple, l’approche du risque sismique est bien différente, non ?

Aux États-Unis et au Japon, j’ai vu les efforts extraordinaires qui sont faits en permanence pour mettre les citoyens au coeur de ces affaires. Les messages sont diffusés en permanence, par exemple au niveau de ce que les Américains appellent les « family disaster plan », (les plans familiaux de sauvegarde). Il est en effet très important, d’un point de vue pédagogique, de ne pas aller voir les gens en leur disant : «Voilà tout ce qui est prêt, vous pouvez dormir tranquille ». Au contraire, il faut leur dire : «Nous avons des éléments, mais nous allons vous écouter pour savoir ce que vous feriez en cas de catastrophe ». Par exemple, si je veux faire un exercice avec un directeur d’école, je ne vais pas venir avec tous les plans dans lesquels il doit entrer, mais je vais lui dire : « Tenez, vous allez être acteur du prochain exercice, qu’est-ce qui vous serait le plus utile ? ». Et je prépare l’exercice en fonction.

C’est donc ce que vous conseillez. 

Mettre les gens en position d’acteur me semble la seule piste possible pour réintégrer la catastrophe dans l’univers de la maîtrise. Or, très souvent, on a tendance à venir en disant : « Si vous appliquez ce plan, il n’y aura pas de problème. Mais de toute façon, ça va être grave ». À la première question un peu bizarre, on répondra : «N’exagérez pas, c’est très rare, ne soyez pas pessimiste ». Et la personne se refermera sur elle-même.

Auriez-vous un exemple ? 

Suite aux débats suscités par le passage de l’ouragan Katrina, la Fema (la sécurité civile américaine) a évolué. Leur logique est la « Whole community approach » : tout le monde doit se sentir concerné et personne ne vient faire de discours à d’autres personnes. Par ailleurs, ils se sont aperçus qu’il y avait beaucoup d’imprévus dans une catastrophe et ils ont un groupe nommé « Innovation » chargé, en situation, d’observer tous ces imprévus . Ils ont aussi un groupe « Détection des failles » (au sens de problèmes, NDLR), car ils partent du principe qu’il y en aura. Ils ne disent pas que tout ira bien. Autre groupe : celui de « Détection des initiatives émergentes ». Celui-là vient directement du 11 septembre 2011. Des ferries, en dehors de tout plan, de toute autorisation, sont arrivés et ont évacué entre 200 000 et 500 000 personnes du Sud Manhattan. Ils ont sauvé un nombre de vies considérable. Les autorités se sont dit que ce que les sociologues racontaient depuis trente ans était vrai. Dans une catastrophe, les gens ne font pas du tout n’importe quoi.

Mais comme inciter les gens à débuter quelque chose ? Ici, personne ou presque (à part les écoles) ne fait d’exercice.

Après l’explosion de l’usine toulousaine d’AZF, en 2001, j’avais organisé un séminaire avec le rectorat. Ce qui m’a le plus surpris est le témoignage d’un proviseur d’un lycée. Son problème n’était pas que les parents soient venus chercher les enfants à l’école, mais que les enfants, qui avaient des téléphones portables, étaient terrorisés, parce qu’ils savaient ce qui se passait. Comment faire avec des enfants extrêmement inquiets pour leurs parents ? C’est exactement l’inverse de ce qui se dit en général où l’on pense que les parents vont venir chercher les enfants ! Il faut apprendre à marcher avec les individus, en sortant de ces logiques féodales, où le seigneur doit la sécurité à l’ensemble de sa population ! En plus, aujourd’hui, ce qui est grave, c’est que la population dit aux dirigeants : « La sécurité, vous me la devez, mais de toute façon, je ne vous fais pas confiance ! ». Il ne faut pas faire des exercices pour faire des exercices, mais faire avec la population en étant convaincus qu’elle possède des clés. Je me rappelle d’un exercice à proximité d’une centrale nucléaire en France. Nous avions demandé à un directeur d’école : « Êtes-vous content de cet exercice ? ». Il a répondu : « Oui, j’ai appelé la préfecture et j’ai reçu des ordres ». « Est-ce que ce que vous feriez la même chose en situation réelle ? » « Oui ! » «Vraiment ? » «Non ! Parce que la moitié des parents travaille à la centrale et ne serait donc pas venus chercher les enfants. » À quoi sert ce type d’exercice ? À rien puisque cela ne se passera pas comme ça !

Qui doit et peut faire ce travail de fond ? Le public ? Le privé ? Les associations ? Avec quels moyens ?

Le premier obstacle n’est pas une question de moyens, mais une question de culture. On peut avoir des gens extrêmement mobilisés. Aux Antilles,par exemple, en cas de catastrophe, peut-être que des opérateurs de croisière peuvent faire venir des bateaux en quelques heures plutôt qu’en quinze jours. On peut d’abord imaginer de petites initiatives, des micro-projets avec des gens partant : un public, un privé, une association, un directeur d’école ou d’hôpital. Comment faire de nous des héros le jour J ? À Ajaccio, la question posée était : « Si un gros paquebot a un problème, que faire des 4 000 personnes que nous aurons sur les bras ? ». Nous avons répondu : « Prenez des lycéens, donnez-leur un téléphone, demandez-leur d’appeler leur famille pour trouver des hébergements. Vous aurez autre chose à faire s’il faut éteindre un incendie par exemple ! Je vous assure que ces élèves, si vous les mettez en responsabilité, feront des prouesses ! ».