indifférents face aux risques ?


Source : France Antilles du Mercredi 5 novembre 2014

François Hartog, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

« Un refus de voir au-delà du moment présent »

Votre travail porte sur le rapport au temps, sur la mémoire. Pourquoi, selon vous, les gens ne semblent pas prendre en considération les risques qui les menacent ? Notamment le risque sismique, en ce qui nous concerne ?

C’est ainsi depuis que les hommes sont présents ! Quelles que soient les catastrophes, éruptions volcaniques ou autres, leur survenue n’a pas modifié profondément la manière de vivre des hommes, ni même les lieux qu’ils occupent puisqu’ils y reviennent.
On habite toujours à côté du Vésuve (volcan actif d’Italie, proche de Pompéi, NDLR) et à San Francisco. Cela ne veut pas dire que l’on n’essaie pas de prendre des précautions.
On construit mieux.
On essaie de calculer les risques, éventuellement de les prévoir ou de trouver des signes avantcoureurs, comme pour les éruptions, les séismes et les tsunamis. On essaie de développer toute une gamme d’éléments techniques, mais cela ne va pas plus loin. On ne peut pas vivre en se représentant, à chaque instant, qu’une catastrophe va arriver.
Il n’y a pas de vie possible dans cette perspective.

Serait-ce du fatalisme ?

En quelque sorte. Les catastrophes font partie de l’horizon humain dans les pays où ce phénomène revient à échéance variable.

Quels sont le rôle et la place des religions dans cette perception ?

Les religions, d’une manière générale, amènent à une certaine reconnaissance du fait que ces phénomènes nous échappent. Cela ne veut pas dire que vous devez les subir passivement, mais vous êtes amené à considérer qu’ils sont au-delà de ce que vous pouvez maîtriser et que si ça arrive, c’est ainsi.
Les religions, en général, encouragent ce type d’attitude.

Votre concept est le « présentisme ». Pourtant, beaucoup pensent que tout était mieux appréhendé « avant ». N’estce pas paradoxal ?

Le thème du « c’était mieux avant » est très ordinaire, très traditionnel.
Cet « avant » est totalement indéterminé, cela fait référence à une sorte de passé qui n’a pourtant jamais existé sous la forme qu’on l’imagine.
Il permet surtout de critiquer le présent, les gens d’aujourd’hui et les manières de faire. Le présentisme a rompu avec cela : il s’agit au fond d’être incapable de voir au-delà du moment présent. Il n’y a pas de nostalgie pour le passé, on ne sait même plus où il est. Il n’y a pas non plus d’espérances fortes mises sur le futur, que l’on ne considère plus comme étant porteur de progrès destinés à amener une amélioration générale.
On considère notre avenir comme menaçant, un avenir de catastrophes climatiques, naturelles ou produites par l’homme (atome, transformation de l’humain, etc.). Cela prend forme dans notre rapport aux risques puisque nous sommes dans une société qui veut supprimer les risques. Il y a ce double comportement.
Celui que j’évoquais au début (il y a toujours eu des catastrophes et la vie continue) et, dans le même temps, on est dans cette attitude de refus des risques, voire de dénonciation dans cette recherche du « risque 0 » et qui n’est pas plus raisonnable.
On est donc dans une sensibilité plus grande à la question des risques et, dans le même temps, cela ne se traduit pas forcément par des changements considérables dans les manières de faire. Comment faire pour transformer les expériences vécues en quelque chose d’utile ?
Y a-t-il une pédagogie des malheurs ? C’est ce que l’on le proclame. C’est justement pour cela qu’on dit « plus jamais ça » ou bien qu’à la suite d’une catastrophe, on décide qu’il ne faut plus faire ceci ou cela. Mais ce sont des bonnes résolutions qui ne durent guère. La pédagogie du malheur et de la catastrophe fonctionne d’autant moins que dans ce présent morcelé, on passe d’une catastrophe
à une autre à un rythme médiatique soutenu. Il y a cette idée qu’il faut traiter le problème au plus vite, réagir à la catastrophe, « faire le deuil » très vite pour que l’on puisse passer
à autre chose.
◗ François Hartog est auteur de « Croire en l’histoire »,Flammarion,2013